« Avoir été un ‘bon bébé’… au risque de s’oublier ? – Introduction

Le Café Psy du 06.02.14

bebe cadum
Aujourd’hui, nous vous proposons de regarder du côté de votre enfance, des éventuels manques que vous avez pu ressentir, de la façon dont vous vous êtes adaptés aux demandes de vos parents peut-être au risque de vous perdre, et de comment, devenu adulte, vous gérez vos relations aux autres à la lumière de cette relation originelle. Parce que l’enjeu des premières années de vie, c’est de faire sa propre connaissance.

Rien de plus dépendant qu’un nourrisson. Sa survie dépend des adultes qui l’entourent, sa vie future aussi : alimentation, propreté, développement de sa santé, de son intelligence, de ses émotions, de sa vie psychique, découverte du monde, et surtout découverte de lui-même… Les besoins du nourrisson sont totaux, absolus et il n’a d’autre choix que de s’abandonner en confiance à ceux qui s’occupent de lui. Mais avant toute autre chose, l’enfant a un besoin inné d’être reconnu et considéré pour ce qu’il est. « Ce qu’il est », c’est à dire, à ce stade, des sentiments, des sensations, et leur expression. Hélas, ce besoin de reconnaissance est également celui dont il apprendra le plus facilement à se passer, afin de sauvegarder tous ses autres besoins, au sens propre « vitaux ».

Pour se développer et s’épanouir, l’enfant a besoin de se sentir aimé inconditionnellement, dans le respect et la tolérance de ses sentiments, quels qu’ils soient. Autrement dit, il devrait sentir qu’il a le droit d’exprimer sa colère, ses frustrations, sa haine parfois, sans se sentir menacé de perdre l’amour ou la considération de ses parents. Faute de quoi, le petit développe ce qu’on pourrait appeler un « faux-Soi », que les spécialistes appellent « un faux self », qu’il pourrait bien garder toute sa vie : car en faisant siens les besoins de ses parents afin de ne pas perdre leur amour, il ne saura pas qui il est.

Mais pour assurer cette éducation sereine, il faudrait que les parents de ces enfants aient grandi eux aussi dans un climat de ce type. Car les parents sont eux-mêmes d’anciens enfants. Ceux qui n’ont pas eu droit autrefois à ce traitement respectueux risque de rester « en état de besoin ». Ils chercheront leur vie durant ce qu’ils n’ont pas eu « en temps voulu » : un être pour lequel ils comptaient par dessus tout, qui les comprenait totalement, et les prenait au sérieux. Inconditionnellement. Un Graal qu’ils ne trouveront jamais, puisque seuls leurs propres parents auraient pu leur offrir cela dans les tout débuts de leur existence.

L’être humain souffrant de ce besoin inassouvi et inconscient risque ensuite d’utiliser indéfiniment tous les substituts à sa portée. Or quoi de plus propre à remplir cette fonction qu’un nouveau-né, entièrement à la merci de ses parents pour le meilleur et pour le pire ? Obligé de les séduire pour survivre, il est prêt à toutes les compromissions pour ne pas perdre leur assistance. Dans leur besoin d’amour inconditionnel, même les parents nourris des meilleures intentions auront tendance à réprimer toute manifestation de colère ou de désamour de leur bébé, les vivant, au niveau inconscient, comme une trahison et une menace. Cela, ils le feront avec l’alibi de « l’éducation ».

Mais avant-même qu’on puisse parler vraiment d’ « éducation », tout ceci nous fait penser à cette image du psychanalyste anglais Donald Winnicott, dont nous avons déjà parlé le mois dernier : la mère regarde le nourrisson qu’elle tient dans ses bras, le bébé regarde en retour le visage de sa mère dans lequel il se découvre lui-même.

En effet, la mère « suffisamment bonne », renvoie par ses expressions et par le ton de sa voix ce qu’éprouve l’enfant. Elle lui dit : « tu as faim, tu as froid, tu es mouillé », et apporte assez rapidement la solution adéquate. C’est ainsi que le bébé apprend, petit à petit, à reconnaître, à identifier ses besoins, à leur donner un nom, et à comprendre la réponse nécessaire. Puis semaine après semaine, la mère commence, naturellement, à frustrer l’enfant pour qu’il apprenne à attendre, puis enfin à assouvir seul les besoins en question, qui deviennent de plus en plus complexe au fur et à mesure qu’il grandit.

Mais tout cela nécessite que le regard de la mère soit réellement dirigé vers ce petit être unique et spécifique plus que vers ce qu’elle projette inconsciemment sur lui, à savoir : ses propres attentes, ses angoisses, ses rêves. Car l’enfant trouverait alors trop souvent dans ce visage non sa propre image mais celle de la détresse de sa mère. Restant privé de miroir, il cherchera ensuite vainement ce reflet tout au long de sa vie.

Si l’enfant a la chance de grandir auprès d’une mère disponible, dans un climat affectif serein, chaleureux, dénué de trop d’enjeux masqués, il pourra développer un « sentiment de lui-même sain », c’est à dire la totale certitude que les sentiments et désirs qu’il éprouve lui appartiennent en propre. C’est dans cette certitude que l’être humain puise sa force intérieure et son respect de lui-même. Il se sent, à tout jamais, autorisé à vivre ses émotions négatives, ses peurs, ses colères ou son désespoir, sans trembler d’ébranler quelqu’un. Il sait ce qu’il veut, ce qu’il ne veut pas, et se permet de le manifester sans redouter d’être détesté ou abandonné.

Mais qu’arrive-t-il lorsque la mère est non seulement incapable de deviner les besoins de l’enfant et d’y répondre, mais se trouve en outre elle-même en demande de réassurance ? Ce n’est plus lui qui se reflète dans ses yeux à elle, mais elle dans les siens. Le bébé sent qu’il ne peut pas compter sur la stabilité et la continuité, dont il a tant besoin. Il n’aura donc de cesse de les préserver pour assurer sa survie, privilégiant toujours la réponse aux demandes informulées de sa mère plutôt que ses propres désirs.

Cette adaptation passe aussi par le corps. Dans les premiers mois de sa vie, le bébé s’approprie les informations sensorielles de son environnement et se met en mouvement, apprend le mouvement, et la façon dont cette étape se réalise participe à son développement psychique.

Cette mise en mouvement est cruciale dans la mesure où, dans sa totale dépendance, le bébé ne dispose comme moyen d’expression que de ses réactions motrices réflexes, automatiques, c’est à dire, ses cris, ses pleurs, ses mouvements de bras et de jambes. Le bébé se crispe, se contracte, s’affole. Ce qui est important ici, c’est bel et bien la notion de réactions motrices réflexes. Elles sont naturelles et sans conséquence si tout se passe bien, c’est à dire si les soins prodigués au bébé permettent de réduire ses tensions physiques dues aux crispations ressenties et lui permettent d’accéder à un relâchement agréable.

Pour le bébé, il existe un processus répétitif qui commence par « j’ai besoin, j’ai faim, ça me fait mal, je pleure, je cris, j’alerte, je me crispe, je me contracte » puis « elle arrive, elle me prend dans ses bras, me nourrit, elle me parle, j’entends sa voix, je sens sa peau, son odeur ». C’est l’étape de la satisfaction des besoins. Alors, vient le « je peux me relâcher, me détendre, je me sens bien». C’est l’apaisement de la douleur. Dans ce processus la mère a un rôle d’accueil physique et sensoriel des ressentis et des besoins de l’enfant et un rôle de protection, de barrière, comme un paratonnerre, elle reçoit la foudre et évite qu’elle envahisse la maison ! Si tout va bien.

En l’absence des soins adaptés, l’enfant dans son instinct de survie va faire « sans », va faire seul. Contre toutes ces sensations internes douloureuses, il va apprendre à se passer de ces moments de relâchement. Il va apprendre à garder comme protection, ses crispations, ses contractions musculaires pour progressivement apprendre à ne plus les ressentir. Physiquement, il se rigidifie. Il va apprendre en parallèle à trouver d’autres moments de détente, ceux qui apaisent sa propre mère. Fin des sensations douloureuses. Fin des besoins qui font mal faute d’avoir été accueillis et satisfaits tant au niveau physiologique qu’au niveau relationnel. Il devient ainsi un « bon bébé » qui ne pleure pas, n’a pas mal, ne désespère pas ses parents. Puis il sera un enfant sage, soucieux de faire plaisir, de repérer les besoins de son environnement, certains le verront comme un enfant sur-adapté.

Sauf que ce résultat en apparence idéal – en effet, quoi rêver de mieux que de ne plus éprouver de sensations ou d’émotions désagréables ? – a un double prix: se couper de ses émotions. Les négatives mais aussi les positives qui se manifesteront de façon moins intense. Et aussi se couper de ses besoins. Cela à un si jeune âge que l’enfant n’aura pas eu le temps d’apprendre à les identifier, et donc à les exprimer, puis à trouver les moyens de les satisfaire seul, comme il l’aurait fait naturellement, avec le temps, et avec l’aide d’une mère « suffisamment bonne ».

Tout bébé, il refoule, étouffe les sentiments qu’il sait déplaire à ses parents. En tuant sa colère ou sa rage pour protéger sa mère, il sacrifie une partie de lui-même. Le temps passant, l’enfant perfectionne cette capacité d’adaptation, réprimant ses propres besoins sans même s’en rendre compte, perdant de plus en plus le contact avec ce qu’il est vraiment. A l’âge adulte, il se sentira parfois comme « étranger à lui-même », et restera tributaire de la confirmation de ses sentiments par toute figure qui lui rappelle ses parents (conjoint, collègue, patron…). D’autant plus que, depuis sa naissance, sa présence sur Terre se trouve légitimée, non par la validation de ce qu’il est, mais par ce besoin vital que sa mère a de lui.

Etranger à lui-même parce que, devenu adulte, le sujet rencontrera de grandes difficultés à repérer ses besoins physiologiques et relationnels, à entendre ses émotions et à prendre en compte les signes que son corps pourra lui envoyer. il se placera souvent dans un état d’hyper-vigilance affective, quasiment inconscient, qui se traduira notamment par une absence de relâchement des muscles à l’état d’éveil. La détente du corps ne sera alors possible que dans le sommeil ou la solitude, lesquels constitueront aux niveaux physique, psychique et affectif, ses seuls espaces de retrait et de détente possible.

S’il est naturel d’adapter ses comportements à la vie sociale et professionnelle dans toutes ses dimensions, il l’est moins de faire fi de ses propres besoins dans les relations privées comme l’amitié, la famille ou le couple. Lorsque le faux self occupe trop de place, cette difficulté d’accès à soi-même aboutit à trois principaux symptômes la dépression, la grandiosité ou la sur-adaptation. On pourrait même parler d’un seul symptôme car la dépression guette toujours le grandiose et le sur-adapté.

Le grandiose est admiré en tout lieu et toute circonstance. Il réussit brillamment, entretient son apparence, répond à tous les canons de son époque et de son milieu. Il s’admire d’ailleurs lui-même tout autant. Mais malheur à lui si une perte d’emploi, la maladie, un revers de fortune ou simplement l’âge qui avance et la beauté qui s’étiole viennent mettre à mal cette apparence de guerrier triomphant. Le sentiment de sa valeur s’effondre aussitôt. Car, à côté de la fierté qu’enfant il inspirait à ses parents, et qu’il retrouve dans le présent grâce à cette perfection apparente, se cache, dangereusement proche, la honte au cas où il les décevrait. Pour le grandiose, admiration équivaut à amour. Et il consacre sa vie toute entière à la poursuite de cet ersatz, dépendant de l’admiration qu’il doit à tout prix susciter.

Il ne souffre d’aucun trouble visible. Mais comme par hasard, son entourage, souvent son conjoint ou ses amis proches, eux sont en thérapie, souffrent de dépression, de manque d’estime de soi. Cela lui permet, en les protégeant, de se sentir fort et indispensable.

Mais la dépression survient presque à coup sûr après qu’un sentiment fort et douloureux a été réprimé. Quand, lors d’un deuil, un adulte cherche à oublier en se changeant les idées au lieu de pleurer, lorsqu’à la suite d’un divorce un ex-mari se noie dans les conquêtes plutôt que de traverser l’épreuve du manque, si par peur de rompre une amitié, un homme refuse de s’avouer son indignation face au comportement scandaleux de l’ami idéalisé… Toutes ces situations difficiles renvoient le sujet à ces « mauvais » sentiments, interdits dans l’enfance, le replongeant dans son ancienne dépendance qu’il maintient refoulée. Mais si l’adulte commence à comprendre les liens entre les affects ignorés d’hier et la dépression d’aujourd’hui, alors celle-ci acquiert une utilité, comme un signal qui lui permettra d’apprendre une vérité sur lui-même.

Les sur-adaptés, eux, chercheront sans cesse dans la relation à être devinés et se placeront en situation de dépendance à autrui, dans la quête d’une relation fusionnelle inconsciente. Les besoins de l’autre, le plaisir de l’autre seront ses boussoles au détriment de ses propres choix. Ils seront alors et dans le désordre, de bons pères ou de bonnes mères, de bons collaborateurs ou collaboratrices, de bons managers, de bons leaders, de bons copains ou de bonnes copines, de bons maris ou de bonnes épouses. Parfois aussi, lorsqu’ils auront compris leur histoire, ils profiteront des capacités d’empathie et de compréhension intuitive des besoins de l’autre qu’ils ont développées depuis leur naissance et deviendront… thérapeute !

Christine Jacquinot & Marie Marvier – février 2014

Bibliographie :
Miller Alice, « Le Drame de l’enfant doué », Paris, Ed. 2013, PUF
Donald Winnicott, « La Mère suffisamment bonne », Paris, Ed. 2010, Petite Bibliothèque Payot
Robert-Ouvray Suzanne, « L’Enfant tonique et sa mère », Paris, Ed. 2007, Desclée De Brouwer

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *