Les raisons de la colère

Le Café Psy du 15.11.18

La colère a mauvaise réputation. Pour les catholiques, elle est un péché capital ; les bouddhistes la considèrent comme l’un des trois poisons de l’esprit avec l’avidité et l’ignorance ; on la dit « aveugle » ou « mauvaise conseillère » et il faudrait la « ravaler ». « Ne te fâche pas ! » entend-on souvent.

Aujourd’hui, je vous propose donc de réhabiliter la colère.

Commençons déjà par en donner une définition pour savoir exactement de quoi l’on parle.

La colère est une émotion simple, qui traduit le sentiment d’insatisfaction et se dirige contre l’obstacle à cette satisfaction. Elle est déclenchée par des ressentis tels que l’injustice, la frustration, l’impuissance. Nous avons donc de nombreuses raisons, chaque jour, de la vivre selon des intensités variables : mécontentement, irritation, exaspération ou encore fureur. Comme toute émotion, elle est un signal corporel sain qui nous permet de nous adapter à une situation donnée en mobilisant biologiquement les ressources qui nous aideront à faire face.

Des réponses biologiques

Que se passe-t-il dans notre corps quand nous sommes en colère ?

La colère s’exprime par une accélération du rythme cardiaque et un afflux de sang qui peut colorer la peau. La respiration devient plus ample et rapide, la voix plus forte. Tout le corps se contracte, les mains tendent à se fermer en poing, les sourcils se froncent, et les mâchoires se serrent. La personne s’échauffe, au sens propre. Autrement dit, la colère prépare le corps à la bataille. Elle est un réflexe de survie qui nous donne l’énergie pour réagir et qui se traduit de façon visible dans le but inconscient de prévenir notre interlocuteur qu’une limite a été dépassée. A condition de ne pas être censurée ou dissimulée – j’y reviendrai.

La colère mobilise l’ensemble des fonctions cérébrales. Elle se déclenche par le cerveau reptilien, celui des hommes préhistoriques. Le cerveau limbique prend le relais pour gérer notamment l’afflux d’adrénaline que je viens de décrire, pendant que le cortex, notre cerveau pensant, analyse la situation et cherche la réaction ou la stratégie adaptées. Nous avons donc toutes les cartes en main pour répondre à la situation. Sauf que…

Un processus parfois entravé

Sauf que, au fond, nous ne savons trop que faire de cette colère. Dans un monde idéal, le processus se déroulerait en quatre étapes : nous commencerions par identifier et reconnaître le simple fait d’être en colère. Ensuite, nous identifierions l’insatisfaction – frustration, impuissance, injustice…-, puis le responsable, et enfin nous réfléchirions à l’action adéquate pour améliorer la situation sans nous mettre dans une plus grande difficulté.

Hélas, dans nos sociétés civilisées, la colère est mal vue et nous n’avons pas véritablement appris ni à l’identifier ni à l’utiliser. Selon notre personnalité et notre histoire, il est possible que nous la refoulions, ou que nous la cachions, ou au contraire que nous la laissions exploser trop violemment.

Reprenons les quatre étapes du processus.

1-Identification de la colère

Elle se fait grâce au cerveau limbique qui envoie les signaux corporels. Certains d’entre nous ne savent même pas qu’ils sont en colère. Leurs accès d’humeur ont été tellement réprimés dans l’enfance qu’ils en sont arrivés à les refouler et ils ne les sentent plus. Le cerveau limbique est inhibé. Toutefois, l’organisme est ainsi fait que le corps mémorise inconsciemment ce que la tête refuse. Alors, sous une forme ou sous une autre, la colère s’exprimera : soit par une somatisation plus tard, soit par des comportements passifs agressifs, des actes manqués, ou des réactions disproportionnées à un autre stimuli négatif vécu comme moins dangereux.

Un autre dérivatif à la colère est ce qu’en analyse transactionnelle on appelle le « sentiment racket ». La colère m’étant interdite, je vais ressentir de la tristesse, ou de la honte, ou de la peur, etc. Par exemple, un ami a révélé un secret que je lui avais confié. Le sentiment naturel face à cette trahison est la colère. Pourtant, je vais me sentir triste, mal aimée, incomprise, voire abandonnée. Ces sentiments rackets se construisent dans l’enfance pour retrouver l’amour des parents qui ont réprimé un sentiment interdit. J’étais en colère, on me gronde, je pleure, on me console. J’en conclus qu’on m’aime plus quand je triste que quand je suis en colère.

2-Identification de l’insatisfaction

Parmi ceux qui ressentent leur colère, certains la dissimuleront ou la maîtriseront, avec plus ou moins les mêmes effets à long terme que ceux qui la refoulent. Il est probable qu’ils aient intégré, enfant, l’idée que la colère était dangereuse, destructrice pour eux ou pour les autres, ou que l’on risquait de les abandonner s’ils n’étaient pas « gentils ». Ceux-là minimiseront leur insatisfaction, la justifieront : «Je l’ai bien mérité» ou « Ca n’en vaut pas la peine » ou encore « C’est comme ça, je n’y peux rien ». La colère est censurée, interdite.

3-Identification de la cause

Nous avons passé les deux premières étapes du processus -qui ne prennent que quelques micro secondes. Nous sommes donc en colère, parfois même en rage. Nous le sentons et nous savons ce qui ne va pas. Mais qui ou quoi est responsable ? C’est là, souvent, que nous nous trompons.

Deux exemples : au travail, mon patron me fait une remontrance parce qu’un dossier est incomplet. J’ai fait tout ce que j’ai pu dans le temps imparti. Je suis donc en colère de cette injustice qui m’est faite. Mais contre qui ? Premier exemple : une collègue m’a distraite et m’a fait perdre du temps. Elle aurait quand même pu se rendre compte que ce n’était pas le moment ! En réalité, la collègue n’avait pas de mauvaise intention et je me suis laissée distraire. Je suis donc responsable et si je l’admets, je ne suis plus en colère. Je peux être honteuse, me sentir coupable, décider que je ferai attention la prochaine fois. Mais je ne suis plus en colère. Je cherchais seulement un dérivatif à ma propre responsabilité.

Deuxième exemple : mon patron est trop exigeant, il ne se rend pas compte ! Pourtant, il est possible que ce patron ait simplement des exigences naturelles dans la circonstance. Mais peut-être que dans mon enfance, ce que je faisais n’était jamais suffisant aux yeux de mes parents, et qu’une vieille blessure se réveille chaque fois que je suis prise en défaut. La colère est légitime, mais mal dirigée. Le patron n’y est pour rien. En tout cas, ce jour-là.

Autre possibilité, j’ai abordé plus haut le sentiment racket, quand une émotion parasite vient remplacer la colère. Cela marche dans les deux sens. Ici, c’est la colère qui remplace un autre sentiment interdit. Je fais des scènes de jalousie car il m’est plus facile de me mettre en colère que de vivre ma peur de l’abandon, par exemple. Ou bien je me retourne contre le médecin qui n’a pas su sauver ma mère car c’est plus supportable que ma tristesse de la perdre. Les colères parasites sont bien souvent improductives, trop durables et disproportionnées par rapport à l’événement déclenchant.

4- Analyse et réflexion

Il est certain que la colère diminue nos capacités à prendre du recul. Nous sommes submergés par les affects. Pourtant, le cortex continue de fonctionner avec la colère, contrairement à la peur qui ne sera gérée que par l’instinct de survie.

La colère produit une énergie qui peut nous permettre de déplacer des montagnes. A condition d’avoir passé les trois premières étapes du processus et de ne pas sauter celle de la réflexion en nous laissant envahir.

Or certains perdent tout contrôle lorsqu’ils sont en colère, et expriment une agressivité qui ne peut qu’aggraver la situation au lieu de l’améliorer. Non que leur colère ne soit pas justifiée, mais parce qu’ils se contentent de la décharger sans penser aux conséquences, faisant fi de l’étape de la réflexion. Ceux-là souffrent bien souvent d’une insécurité fondamentale qui n’a rien à voir avec la situation présente, mais qui, là aussi, est réactivée par certaines analogies avec le contexte d’origine.

Les origines de la colère

Notre rapport à la colère s’ancre dans les expériences de la petite enfance. « Dur dur, d’être un bébé ! » pour faire référence à une chanson des années 80. En effet, dans son berceau, le petit est impuissant et tous ses besoins sont soumis au bon vouloir des adultes. Chaque frustration génère une angoisse et une rage naturelles. Il considère que le monde tourne autour de lui et n’en comprend pas les limites. C’est vers quatre ans qu’il comprend que ses désirs se heurtent à la réalité des lois familiales et sociales ou au simple désir de l’autre. Ce qui génère alors des colères spectaculaires. Il lui faudra pourtant bien renoncer à cette toute puissance pour commencer à vivre parmi les humains. C’est la réussite ou non de ce deuil, grâce à l’accompagnement des parents, qui nous conduit à accepter les limites de notre pouvoir, à reconnaître le pouvoir d’autrui, ainsi que notre responsabilité dans la conduite de notre vie pour la rendre plus juste et harmonieuse. Autrement dit, à éprouver de saines colères.

Les bienfaits de la colère

Car accepter de ressentir sa colère, c’est croire à notre possibilité d’influer sur les évènements déplaisants, alors que la refouler revient à renoncer à sa propre puissance -et non à sa toute-puissance.

La colère manifeste donc une reconnaissance par le sujet de sa propre importance.

Se réapproprier pleinement le droit de ressentir et d’utiliser sa colère passe par deux deuils importants.

Nous devons d’abord renoncer à notre identité de personne « gentille ». C’est parfois difficile, mais on y gagnera l’identité d’une personne « vraie ».

Ensuite il nous faut renoncer à l’idée d’un monde bon et juste, qui ne provient que de la pensée magique. Non, les choses ne s’arrangent pas toute seules, non, il n’y a pas forcément de justice à la fin. C’est à nous de faire justice dans le respect de l’autre et dans la limite des lois et de la raison. Car comme le dit Marek Halter :

“La colère est la non-acceptation de l’inacceptable.”

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