Coupable, forcément coupable…

Le Café Psy du 07.02.19

La culpabilité résulte de la transgression, réelle ou imaginaire, d’une règle morale (faire souffrir, mentir, tromper, voler, tuer…). Elle concerne notre rapport à la loi. Mais de quelle loi s’agit-il ? Pénale, religieuse, sociale, familiale ? Chacun aura sa propre réponse en fonction de son histoire.

Mais il existe une différence fondamentale entre la culpabilité – j’ai fait quelque chose de mal, je suis coupable – et le sentiment de culpabilité – j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal -.

Aucun des deux n’est une condition nécessaire à l’existence de l’autre. Nul besoin d’avoir commis un acte répréhensible pour se sentir coupable. Nul automatisme à se sentir coupable quand nous avons commis un acte répréhensible. Le meilleur exemple en est cette célèbre anecdote d’Adolphe Eichmann à son procès : ce dirigeant nazi en charge de la « solution finale », ne s’est reconnu coupable d’aucun crime, mais a rougi de confusion quand le procureur lui a reproché de ne s’être pas levé pour le verdict comme il aurait dû le faire.

Ce soir, nous parlons, bien sûr, du sentiment de culpabilité. Pour introduire cette question, j’aimerais revenir sur les deux mythes fondateurs de la notion de faute : Adam et Eve, et Oedipe.

Adam et Eve, la faute originelle

Adam et Eve vivent dans le Jardin des Délices, nus et innocents. Ils se nourrissent de fruits, de lait et de miel en abondance, s’abreuvent à des sources fraîches et pures, ils ne connaissent ni la douleur, ni la maladie, ni l’angoisse.

Cette représentation paradisiaque est née dans l’inconscient de l’auteur de cette histoire. Pourquoi nous parle-t-elle encore, des dizaines de siècles plus tard ? Peut-être parce qu’elle décrit le paradis perdu prénatal, celui du fœtus innocent, protégé de tout par le ventre maternel, et exempt de tout effort à faire pour vivre. Etat qui se prolonge quelque peu dans la petite enfance, avant le langage.

La psychanalyse fait l’hypothèse que la pulsion incestuelle de tout enfant vers la mère s’ancre dans la nostalgie de cet état heureux et passif dans lequel il n’est même pas nécessaire de demander pour recevoir.

Mais ce temps n’a qu’un temps. L’enfance et l’innocence ont une fin. Dans leur Jardin des Délices, Adam et Eve sont autorisés à cueillir tous les fruits sauf un, celui de l’arbre de la connaissance. Par connaissance, la Bible entend celle du bien et du mal. Le démon tentateur – le « ça », dirait Freud, c’est à dire la pulsion – apparaît sous la forme d’un serpent, animal phallique s’il en est. Eve cueille la pomme qu’il lui propose et la partage avec Adam. Finie l’innocence. Adam et Eve connaissent le mal. Première faute humaine, première transgression de la loi, ici celle de Dieu qui voulait les protéger du mal. Ils sont punis et chassés du Paradis. Les voilà contraints à travailler pour trouver de la nourriture, à souffrir lorsqu’ils tombent, et à savoir qu’ils vont mourir un jour.

L’histoire d’Adam et Eve est une métaphore de la sortie de l’enfance, et celle-ci passe par la transgression de la loi parentale. L’enfant doit passer de l’état d’être sans parole et sans désir, à celui d’être responsable de lui-même. Pour cela, il devra braver les interdits des parents, destinés à le protéger mais dont la conséquence est de le garder dépendant.

Oedipe, le meutre et l’inceste

A la même époque, les grecs créent le mythe d’Oedipe. Le roi et la reine de Thèbes attendent un enfant. Un oracle leur prédit que celui-ci tuera son père et épousera sa mère. Pour échapper à cette prédiction, le couple abandonne Oedipe nouveau-né dans la montagne, comptant sur les bêtes sauvages pour le dévorer. Mais Oedipe est recueilli et élevé par le roi et la reine de Corynthe qui n’ont pas d’héritier. Oedipe grandit. Un ivrogne le traite un jour d’enfant trouvé. Face aux dénégations de ses parents adoptifs, Oedipe rencontre lui aussi un oracle, qui refuse de lui révéler son passé mais lui fait la même prédiction : il tuera son père et épousera sa mère. Oedipe prend le message au sérieux et décide de s’exiler pour ne pas risquer de commettre ces actes terribles. En chemin, il tue un homme qui lui barre agressivement le passage, puis répond à l’énigme du sphynx dont le vainqueur doit épouser la reine de Thèbes devenue veuve. Il ignore qu’il réalise ainsi à la lettre les deux prédictions.

Pourquoi Oedipe, qui aime tant ses parents adoptifs croit-il cet oracle qui lui prédit des horreurs inimaginables ? Pour Freud, la seule explication réside dans le fait que celles-ci font écho à un fantasme inconscient de meurtre et d’inceste. Oedipe perçoit sans doute en lui la pulsion meurtrière envers ce père qui l’empêche de réaliser son désir incestueux avec sa mère. Or tuer son père reviendrait d’une part à rester auprès de sa mère, c’est à dire à ne jamais être un homme, à être castré, et d’autre part, à perdre l’amour de sa mère. Il refoule donc ses pulsions et devient un gentil garçon. Jusqu’au jour ou la vie lui permet de réaliser à son propre insu son désir inconscient. Or la psychanalyse ne croit pas au hasard. Les Grecs non plus, apparemment.

Le mythe d’Oedipe est une métaphore du désir inconscient réalisé malgré tous nos efforts pour l’éviter. Dans nos vies personnelles, cela se manifeste à travers toutes ces choses que nous faisons malgré nous et que nous nous reprochons amèrement. Contrairement à Oedipe, nous atteignons surtout des buts symboliques.

Ces deux histoires, d’Adam et Eve et d’Oedipe, ont sans doute été écrites par des hommes qui souhaitaient donner sens à un sentiment universel qu’ils ressentaient au fond d’eux-mêmes, à savoir la sensation douloureuse d’avoir commis une faute alors que, consciemment, nous savons ne pas l’avoir commise.

Des conflits internes universels

Dans la Bible, la faute est suscitée par une cause externe, sous la forme du serpent tentateur. Il s’agit de la désobéissance aux parents. Etre chassé du paradis infantile et devenir autonome est une punition. La protection maternelle est vue comme un eldorado perdu.

Dans le mythe grec, la faute est inconsciente mais en totale cohérence avec un désir lui aussi inconscient d’union avec la mère.

Dans nos petites vies à nous, le sentiment de culpabilité prend aussi sa source dans le lait maternel. Chacun d’entre nous, dans ses premiers mois, ses premières années, est partagé entre la pulsion régressive et incestueuse de continuer à téter le sein de sa mère, à rester dans le Jardin des délices en quelque sorte, et la pulsion de grandir, qui passe par le savoir et le désir. Dans les deux cas, nous sommes en faute. Soit nous persistons à jouir de notre mère dans une union incestuelle. Nous renonçons alors à notre besoin de grandir et de savoir. Soit nous suivons ce besoin et nous abandonnons notre mère !

Interdit du savoir selon la Bible versus interdit de l’inceste selon les Grecs. Les deux mythes n’inventent rien, ils ne font que rendre compte de conflits internes universels.

Voilà pour les sources inconscientes de la culpabilité. Dans le réel, en raison de nos tendances à nous perdre entre réalité et imaginaire, nous sommes tous condamnés à la culpabilité, y compris pour des actes que nous ne commettrons jamais mais qu’une part de nous, parfois, a pu désirer commettre inconsciemment.

Les différents visages de la culpabilité

La culpabilité peut alors prendre de nombreuses formes : idéalisation de soi lorsque que nous croyons que nous aurions pu faire plus ou mieux. Conduites d’échec ou à risque destinées à nous punir. Maintien dans la dépendance des autres pour ne pas leur déplaire. Et souvent cette petite voix qui nous dit : « Renonce à tes plaisirs », « Pense aux autres avant de penser à toi », « Peut mieux faire », « Tu te complais dans ta médiocrité », etc.

Certains vont même jusqu’à commettre de véritables délits mineurs pour avoir enfin une bonne raison de se sentir coupable. A contrario, nous utilisons parfois la culpabilité de l’autre pour obtenir ce que nous voulons. Tout en nous sentant coupable de d’agir ainsi !

Sortir de la culpabilité

Lacan affirme que la seule chose dont nous puissions être réellement coupables est de ne pas assumer nos désirs. Il ne parle pas, bien sûr, de crimes ou de perversions qui nuisent gravement aux autres ou de pulsions sexuelles à assouvir sur-le-champ, mais du désir d’autonomie et de réalisation de soi, du désir d’aimer qui nous plaît, de celui de disposer de notre temps, au-delà des critiques et des interdits de notre entourage social ou familial.

C’est pourquoi sortir de la culpabilité passe par la connaissance de soi, par la reconnaissance de nos véritables désirs, et celle de nos faiblesses et de nos erreurs. Il s’agit de pouvoir affirmer « Je veux » et « J’assume ». Ce qui implique l’acceptation de notre responsabilité face à nos désirs et à nos actes. Autrement dit, paradoxalement, plus nous essayons d’échapper à nous-même et à nos parts d’ombre, plus nous nous enfonçons dans la culpabilité. Plus nous les regardons pour ce qu’elles sont, plus nous nous allégeons.

Il existe pourtant une culpabilité saine. Elle installe des limites, elle pousse à se questionner toujours, elle nous protège de trop d’égocentrisme, elle nous signale nos véritables atteintes à autrui, et nous pousse à les réparer.

La culpabilité saine est un marchepied vers la responsabilité. Autant que la responsabilité est le marchepied vers la culpabilité saine.

 

 

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