La toute puissance : une force ou une faiblesse ?

Le Café Psy du 01.03.18

Je vous propose de visualiser le nourrisson que vous avez été. Vous sortez du ventre maternel. Jusqu’ici vous n’avez connu que la tiédeur, la pénombre, des sons feutrés, et la satiété. Pour la plupart d’entre vous, tout était doux et confortable. Vous arrivez soudain dans un monde aveuglant, assourdissant, et surtout totalement inconnu. Vous allez découvrir le froid, la faim, la douleur, sans avoir aucune idée ni aucun moyen pour y remédier. Vous êtes absolument dépendant. Sans avoir conscience de l’être. Sans même savoir ce que ça signifie, d’ailleurs.

C’est bien cela qu’il faut se représenter pour comprendre les nourrissons : leur totale ignorance du monde dans lequel ils arrivent. En attendant de comprendre leur environnement, ils peuvent donc tout imaginer.

Pour contrebalancer ces vécus de dépendance, de détresse et de vulnérabilité, le bébé se réfugie dans une illusion de toute-puissance qui va le protèger de sa terreur de l’abandon.

La toute puissance du nourrisson

Qu’est-ce que cela signifie ? Le nouveau-né ne réalise pas que sa mère, ou la personne qui s’occupe de lui, est un être séparé, doué d’une vie et d’une volonté propre. Forcément, chaque fois qu’il a faim, elle le nourrit ; quand il a froid, elle lui enfile des petites chaussettes ; et si il pleure, elle le berce. Il s’imagine donc que sa mère et lui ne font qu’un et que c’est la sensation de faim, par exemple, qui a littéralement suffi à faire apparaître le sein ou le biberon. La décision prise par la mère de nourrir l’enfant et le temps de préparation nécessaire, le petit n’en a aucune idée, coincé qu’il est dans son berceau.

Autrement dit, l’illusion de toute-puissance, c’est la pensée magique : J’ai faim. J’hallucine le sein de maman. Le bon lait coule dans ma bouche presque aussitôt. Et il est très important que ce cela se passe ainsi, c’est à dire que la mère, dans les deux ou trois premiers mois de vie, réponde au plus vite aux besoins de l’enfant et l’entretienne dans cette illusion, le temps qu’il se forge des défenses suffisantes pour gérer ses angoisses d’abandon.

D’ailleurs, la biologie est bien faite. Les échanges hormonaux de la grossesse permettent une symbiose qui perdure après la naissance, et si les jeunes mamans ne doutaient pas tant de leurs compétences, elles se rendraient compte qu’elles anticipent instinctivement les besoins de leur nourrisson.

Cette peau commune, cette symbiose, est donc indispensable au bébé pour supporter sa totale dépendance. S’il avait la parole, il nous dirait sans doute quelque chose comme : « Moi, vulnérable ? Pas du tout puisque je ne fais qu’un avec maman ! »

Sortir de l’illusion

Ensuite, petit à petit, il sera tout aussi essentiel que la mère réponde moins promptement pour aider son enfant à sortir de la fusion et à se constituer comme sujet.

Le petit entre alors dans un processus de désillusion et de séparation douloureux. Il comprend que sa mère est une personne à part entière avec une vie autonome, et non une partie de lui. En principe, il possède alors les moyens psychiques suffisants pour encaisser cette découverte et commencer à sortir de la toute-puissance.

La terreur de l’abandon

Que se passe-t-il si les défaillances maternelles ont été trop fréquentes ou lors d’un sevrage brutal ou trop précoce ? L’enfant éprouve tout simplement du désespoir et de la terreur. Comme ce n’est pas tenable, l’espoir revient naturellement de retrouver cette mère toute dévouée qu’il a perdu. Le bébé imagine sa présence, plus exactement, il hallucine sa présence pour retrouver les sensations de bien être qu’elle lui procurait. De cette façon, il nourrit une confusion entre sa réalité intérieure et la réalité extérieure. Cette hallucination est pure illusion, l’illusion que notre seule pensée suffirait à modeler le monde selon nos désirs.

Cette confusion entre intérieur et extérieur s’ancre dans la psyché de l’enfant qui grandira avec elle.

L’adulte tout-puissant

Bien sûr, dans la réalité quotidienne, nous avons tous, à des degrés divers, attendu des biberons trop longtemps. Nous gardons donc tous des traces de cette illusion de toute-puissance.

Ce qui la caractérise chez l’adulte, c’est la fragilité narcissique qu’elle recouvre.

Cela se traduit de plusieurs manières.

La dépendance affective  : l’autre est merveilleux, sans lui, je ne peux pas vivre.

Quel rapport avec la toute puissance ? L’autre comprend tous mes besoins, il est « comme » moi, il est tellement idéal qu’il me sauve de la banalité… Il peut s’agir d’un amoureux, d’un chef, d’un éducateur, ou… d’un psy.

Nous déposons en fait notre toute-puissance à l’intérieur de lui.

L’indépendance totale : je n’ai besoin de personne, je ne dois rien à personne. Quelle meilleure façon d’échapper à la sensation de dépendance qui nous a tellement fait souffrir enfant ?

La quête de perfection : Pour ne pas sentir les failles de notre identité, nous allons nous persuader que nous sommes le meilleur, l’unique, l’être parfait, ou que nous pourrions le devenir, ce qui revient au même. Cela peut être le moteur de grandes réalisations. Mais cela peut aussi nous pourrir la vie à force de ne jamais être content de nous.

Cela revient en fait à la croyance inconsciente que nous « pouvons » atteindre la perfection. Sinon, à quoi bon se martyriser ?

La culpabilité : elle se manifeste de deux façons.

1/ Je me sens responsable de tout. Sans moi, ce ne serait pas arrivé.

Cela revient à exclure totalement la conjonction des multiples choses qui amènent à une situation. Et en fait, bien souvent, sans moi, ce serait sans doute arrivé quand même.

2/ Si je m’y étais prise autrement…

Mais justement, si nous avons fait ainsi, c’est parce que à l’instant T, dans ce contexte-là, situationnel, physique ou psychique, nous n’avons pas « pu » faire autrement. L’immense majorité d’entre nous fait toujours de son mieux, et croire que nous aurions pu faire encore mieux est encore une illusion de toute puissance.

La divination : Je sais ce que tu penses, je sais ce que tu penses de moi, je sais de quoi tu as besoin.

En psycho, ça s’appelle une projection. Nous en sommes tous, absolument tous, victimes. Plus ou moins, selon notre histoire, et aussi selon notre travail thérapeutique qui aide bien à faire le ménage de ce point de vue.

Inconsciemment, c’est une excellente façon de croire que nous contrôlons notre environnement, que nous pouvons anticiper les coups, nous faire aimer, ou obtenir ce que nous voulons.

La pensée magique : elle se manifeste dans les superstitions, bien sûr, comme, par exemple, « je ne parle pas d’un projet sinon il pourrait ne pas se réaliser », mais surtout dans l’art que nous avons parfois de ne pas voir les signaux d’alerte tant nous sommes sûrs de cette petite phrase : « Si je veux, je peux. »

Je pourrais citer encore bien des exemples de l’illusion de toute puissance, des plus quotidiens aux plus extrêmes, comme repousser ses limites physiques, le fameux « ça n’arrive qu’aux autres », la procrastination, etc.

Au final, tout cela ne parle que de nos failles identitaires, de nos peurs irrationnelles et de nos efforts désespérés, et inconscients, pour nous rassurer. Car au fond, nous avons la croyance que si nous ne sommes pas tout-puissant, nous sommes impuissant.

Ce sont nos souffrances archaïques de bébé trop petit pour les gérer qui nous ont conduit à ne jamais être suffisamment rassurés pour renoncer à la toute puissance.

Or ce n’est qu’en y renonçant que nous pourrons devenir, non pas impuissant, mais juste suffisamment puissant pour réaliser nos désirs, dans la réalité telle qu’elle est.

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